CHRISTIAN DE CHERGÉ
LE MARTYRE DE L’ESPÉRANCE

Elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur ! ». Le mutisme et la peur ! Voici donc que l’Évangile leur accorde droit de cité. Mieux que cela, ils constituent, d’après les meilleurs témoins, les deux derniers mots de l’Évangile de Marc. Y aurait-il un mutisme et une peur évangéliques ? Capables d’évangéliser les nôtres ? Peut-être même de les rendre évangélisateurs ?

Reprenons le fil des événements. D’abord, elles ne manquaient pas de courage, ces femmes se hâtant vers le tombeau. Les voilà premières levées, pour un service qui aurait nécessité aussi quelques hommes : il y avait cette pierre à rouler. Or, eux, ils n’étaient pas encore là. Étonnant comme autour de ce corps qu’elles allaient embaumer, tout paraît commencer : le jour – c’est grand matin -, la semaine – c’est le premier jour -, le soleil – il se lève à peine -, les parfums, ils sortent du magasin -; c’est au premier regard qu’elles voient la pierre roulée ; elles sont encore sur le seuil . . . Et là, tout bascule. C’est le commencement absolu. Les voici « hors d’elles-mêmes », happées dans une expérience qui ressemble fort à celle des disciples lors de la Transfiguration. Le témoin vêtu de blanc a beau leur dire : « N’ayez pas peur ! », puis : « Allez dire ! », elles vont fuir, tremblantes, et c’est, au contraire, le mutisme et la peur. La peur de ce commencement absolu qui les a surprises au lieu même où tout semblait s’achever. Le sentiment confus qu’il ne s’agit pas d’un simple recommencement, même s’il vous « attend en Galilée », comme dans vos débuts avec lui, même s’il continue de « précéder » pour que vous puissiez continuer de marcher à sa suite.

Il a suffi que ce témoin venu d’ailleurs prenne la place du Crucifié pour qu’elles entrent, à corps perdu, dans cet au-delà de la mort qui va donner à leur foi la dimension de l’espérance : « Le Christ, notre espérance, ne meurt plus, sur lui la mort n’a plus aucun pouvoir ». En lui, elles avaient cru . . . seulement, voilà, depuis trois jours il était mort. Elles venaient même embaumer son corps. Elles venaient embaumer leur foi en lui. Or il n’est plus là. Leur baume est sans objet. On n’embaume pas « Celui qui précède ». On n’embaume pas l’espérance en marche ; elle vous a saisis, mais elle reste devant, insaisissable. Celui qu’on espère, on ne le voit plus, même mort. En fait, c’était peut-être lui, le jeune homme vêtu de blanc ? C’est lui, et lui seul, qui peut mener notre espérance sur son orbite, simplement parce qu’il précède, en Galilée, et jusqu’aux extrémités du monde. Mais désormais, il n’est plus dans le monde, et ses témoins sentent bien qu’ils ne sont déjà plus de ce monde. Il leur faut rendre compte de cette espérance qui a passé la mort et vaincu le monde. Les voici « projetés hors d’eux-mêmes », vers l’inconnu qui traverse un tombeau vide, où la place est à prendre. Il faut mourir à soi, et sans un mot, car les mots manquent quand le Verbe n’est plus là pour les donner.

Le mutisme et la peur des femmes se situent à l’exacte jointure de la foi qui sait comment parler, avec intrépidité même, et de l’espérance qui doit accepter sa logique propre, faite de silence et de distance. L’Esprit-Saint fera le lien.

Il me semble que nous recevons là, aujourd’hui, comme un surcroît d’appel pour ce « martyre » qui nous est destiné, celui de l’espérance. Oh ! Il n’est ni glorieux, ni brillant. Il s’ajuste exactement à toutes les dimensions du quotidien. Il définit depuis toujours l’état monastique : le pas à pas, le goutte à goutte, le mot à mot, le coude à coude ; et cela qu’il faut recommencer, en vie régulière, chaque matin, encore dans la nuit, et cela qu’il faut continuer de ruminer, de corriger, de discerner, d’attendre surtout. Voilà bien le chemin par où il nous précède », « de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin », pour parler comme notre père, saint Grégoire de Nysse.

Homélie de la vigile pascale 1994.