26 janvier 2020

Évangile de Marc 10,23-30

Ce passage d’évangile que nous venons d’entendre est habituellement commenté comme une spécificité de l’appel à la vie religieuse. Il se trouve de fait dans le contexte d’un homme riche qui vient à la rencontre de Jésus et qui lui demande : « Bon maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? » Jésus lui demande d’aller bien au-delà de l’observance des commandements : « va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et suis-moi ». Mais cet homme repartit tout triste. Et Jésus, regardant ses disciples dit : « qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! ». Les disciples sont déconcertés puisqu’ils ont appris que la richesse est une preuve de la bénédiction de Dieu. Jésus semble bien proposer un chemin opposé et même contradictoire à celui-là : pour recevoir le Royaume de Dieu, pour recevoir la vie éternelle il ne faut rien posséder, pour être riche de Dieu cela implique la pauvreté des biens de ce monde, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun rapport entre la richesse matérielle et la richesse en vue de Dieu, la richesse spirituelle. Et même s’attacher à l’une c’est délaisser l’autre, elles sont incompatibles. Ce chemin vers le royaume n’est évidemment pas propre à la vie religieuse, il s’adresse à tout disciple, à tout chrétien qui choisit de suivre le Christ : là où est ton trésor là aussi sera ton cœur, a dit Jésus. Ce que le Seigneur Jésus nous demande c’est que notre cœur trouve sa joie dans ce qui seul peut le comblé : vivre de sa vie, vivre de la vie de Dieu qu’est la vie du Royaume. Il est vrai que ceux qui quittent tout, comme dit saint Pierre, le font avec une certaine radicalité. Cette radicalité extérieure est au service de cette radicalité intérieure, celle du cœur, celle de n’avoir rien de plus cher que le Christ comme le dit saint Benoît dans sa règle.

Les fondateurs de Cîteaux, Robert, Albéric et Étienne, ont été imprégnés de cette radicalité, comme tous ceux qui ont été les initiateurs d’une manière nouvelle de suivre le Christ au cours de l’histoire de la vie de l’Église. Cette radicalité concrète s’exprime à travers ce qu’on appelle un charisme. Qu’est-ce qu’un charisme ? Comme le nom l’indique, c’est une grâce, c’est un don confié, que le Seigneur choisit de donner comme vocation à des personnes ou à des communautés déterminées, comme mission dans et pour le salut du monde. Le charisme n’est pas une grâce qui nous est donnée pour nous faire plaisir, nous honorer, nous rendre importants et susciter la jalousie des autres ; le charisme est une grâce qui, pour celui qui la reçoit, devient vocation, tâche à accomplir. On peut voir le charisme comme un privilège, une élection, mais avant tout il s’appuie sur une compréhension personnelle ou communautaire, partagée, du mystère de la vie de Dieu Père, Fils et Esprit. Le charisme est inséparable de la manière de vivre l’Évangile pour celui qui le reçoit, c’est pourquoi il est un appel de Dieu à une tâche, à une vocation, à une mission particulière au service du corps de l’Église dans un don de soi à la suite du Christ.

Ce charisme, cette grâce de compréhension toute particulière du mystère de l’amour trinitaire, ne fait pas nombre avec tous les charismes que le Seigneur donne à son Église. Ce sont autant d’approches radicales du même mystère du salut qui s’enrichissent mutuellement.

Au XII° siècle la seule forme de vie religieuse était de type monastique dans un monastère. Et donc les cisterciens n’ont pas innové sur ce point, cela viendra un siècle plus tard avec saint François tout particulièrement. Il est difficile de résumer en quelques mots la particularité du charisme cistercien qui, comme tout charisme, se concrétise par des manières, des structures de vie, qui mettent en valeur ce quelque chose de cette intuition spirituelle que les premiers frères avaient reçu pour vivre avec plus de radicalité, pour eux, l’appel du Seigneur à le suivre, pour recevoir la vie éternelle manifestée par l’amour de Dieu et du prochain.

Je ne relèverai que deux aspects de ce charisme encore pertinents aujourd’hui : le fruit de la concertation au service d’une vie fraternelle.

Fruit de la concertation : Les 21 moines qui sont arrivés à Cîteaux avaient mûri longuement leur projet de vivre avec plus de radicalité la Règle de Saint Benoît, dont ils avaient tous déjà fait profession, par une vie qu’ils voulaient plus pauvre et faite de travail manuel pour subvenir à leurs besoins. L’abbé Robert, qui était l’inspirateur, avait déjà 70 ans. Il avait eu le temps d’expérimenter déjà concrètement cette nouvelle manière de vivre la vie monastique mais à chaque fois cela n’était pas encore suffisant pour lui. Il est à remarquer que la tradition a retenu les trois premiers abbés comme co-fondateurs avec leurs frères qui les accompagnaient. Certainement pour souligner que ce choix était avant tout communautaire. Ils avaient conscience d’une innovation car ils ont appelé leur nouveau lieu de vie « nouveau monastère ». Cette sensibilité foncièrement communautaire se veut toujours rester vivante aujourd’hui.

Le corolaire de ce souci de concertation pour un vécu ensemble a été de mettre l’accent sur une vie fraternelle en référence à la « vie apostolique ». Saint Benoît définissait la vie monastique comme l’ « école du service du Seigneur », ils l’on traduite comme une « école de la charité ». Les premiers auteurs cisterciens ne se sont pas priver de mettre par écrits cette expérience qui caractérisait l’originalité de leur démarche en rédigeant par exemple un « traité de la vie commune » ou en approfondissant la place de l’ « amitié spirituelle » dans la vie fraternelle. Ces traités ont encore toute leur pertinence aujourd’hui. Cette vie en commun, ils la définissaient comme vie dans l’unanimité, unanimité des cœurs bien plus qu’unanimité d’observance. Ce souci fraternel de vivre dans un même esprit a été répandu dans toutes les nombreuses communautés issues de l’abbaye de Cîteaux. Il s’est défini dans un texte appelé « Charte de Charité » dont nous venons de célébrer le 850ème anniversaire à travers colloques et symposium afin de réfléchir comment aujourd’hui ce vieux texte peut être toujours instructif pour notre société moderne.

Ce charisme cistercien est porté par la spiritualité de l’amour de Dieu dont saint Bernard en sera le chantre en insistant certes sur la solitude appuyée sur un cœur à cœur avec Celui dont nous sommes aimés, mais qui se concrétise dans une vie communautaire qui veut déjà refléter la vie ecclésiale véritable parce qu’elle anticipe ainsi la « Jérusalem céleste », le Royaume.

Nous pouvons donc, nous moines, en ce jour de fête, demander à nos saints fondateurs de poursuivre avec leur enthousiasme, notre humble et belle vocation de priants, de veilleurs dans l’Église d’aujourd’hui et qu’ils accordent, à toute la famille cistercienne, une nouvelle disposition de fidélité permettant d’accueillir les générations futures en quête de sens.