Homélie du Jeudi Saint

Cela semblerait tout naturel qu’un prophète -et le plus grand des prophètes- nous donne comme testament d’aimer Dieu… Et cependant, la dernière consigne de Notre Seigneur, ce n’est pas d’aimer Dieu, c’est d’aimer l’Homme. Ce qui est tellement extraordinaire, tellement surprenant que cela tient du miracle : il ne s’agit pas d’aimer Dieu dans l’abstrait, mais bien d’aimer l’Homme, tout homme, chose difficile où il est impossible de tricher…

A Paul sur la route de Damas, le Seigneur s’adresse lui demandant : « pourquoi »

Pour bien comprendre la Cène de Jésus nous devons nous reporter à la tradition de l’Ancien Testament.

Ce que Jésus fait ce soir-là il le fait à partir de la liturgie juive, il ne supprime rien mais avec tous les siens il commémore le repas pascal pris cette nuit où le Dieu les délivra de l’esclavage de l’Égypte.

La sortie d’Égypte n’est plus regardée comme un événement du passé, un anniversaire mais comme l’événement déterminant de la foi de toujours au Dieu de l’Alliance.

Jésus ne méprise pas le rite ancien, il s’insère dans les symboles et les mots pour faire comprendre son mémorial et faire le don de son corps et de son sang.

Il ne néglige pas la liturgie ancienne : « il a l’ardent désir de la célébrer ». Il ne modifie pas la saine Cène, il ne la supprime pas mais il l’accomplit dans un dépassement : l’agneau ne sera plus un animal mais lui-même, le Fils de Dieu qui s’offre pour que les hommes soient libres, que l’accès à Dieu soit totalement ouvert à ses disciples et « pour tous les hommes », qu’ils deviennent enfin libres d’aimer selon l’Esprit qui les habite.

Paul dans la seconde lecture réagit contre des déviations qui menacent la communauté lorsqu’elles se réunissent pour célébrer la Pâque : le repas du Seigneur se prolongeait au-delà du mémorial eucharistique dans une agape fraternelle. Il y régnait un tel individualisme qu’il finissait par y avoir des gens qui mangeaient leur propre nourriture si bien que l’un avait faim et l’autre était ivre. C’était là mépriser l’Église de Dieu et humilier ceux qui n’avaient rien.

Il proteste contre ceux qui défigurent par leur individualisme le caractère sacramentel du Repas fraternel qui prolongeait la Cène.

La communauté réunie autour de la Table du Seigneur se doit de dépasser les clivages socio-économiques, sans quoi elle se rend coupable de profaner la vie et la mort du Seigneur.

La célébration fidèle du mémorial du Seigneur suppose une pratique effectivement vécue, visible de vie fraternelle, dans la logique du don que le Seigneur fait de lui-même.

Quelques instants avant que le Seigneur n’institue la Cène, les disciples s’étaient querellés afin de savoir qui était le plus grand parmi eux.

Jésus alors accomplit ce geste symbolique fort : il lave les pieds de ceux-là qui ont couru avec lui les chemins de Palestine et de Galilée.

Comprenons bien de quoi il s’agit et à quel moment Jésus l’accomplit :

« L’Heure est venue pour Jésus de passer de ce monde à son Père » : Jésus retourne à Dieu »

« Ayant aimé les siens, il les aima jusqu’au bout…il se met à laver les pieds de ses disciples »

Laver les pieds des convives : une tâche de domestique que Jésus, le Seigneur et le Maître, accompli à l’égard de ses propres disciples : geste surprenant et insolite que Pierre et les autres ne comprendront que plus tard.

Jean nous en donne l’interprétation : le geste du lavement des pieds nous révèle le visage d’un Dieu qui en son Fils se fait serviteur pour nous donner part à sa vie.

Ce n’est pas une simple leçon d’humilité mais il y a en Dieu un éternel lavement des pieds.

Dieu est amour, non un amour qui surplombe, écrase, mais qui accepte nos refus, comme celui de Pierre qui ne comprend pas la symbolique du geste de Jésus.

Le lavement des pieds de Jésus signifie l’acte d’amour par excellence de Jésus dans le don de sa vie. Le refus de Pierre, dans cette perspective, est le refus du salut par la mort du Christ. Pour Pierre le lavement des pieds est symbole d’une purification totale, une purification spirituelle qui nous permettre d’avoir part avec Jésus.

Notre baptême nous fait participer à mystère de mort et de résurrection du Seigneur Jésus et nous engage à sa suite sur le chemin d’une vie librement donnée par amour. « Vous ferez ceci en mémoire de moi » : l’acte que vient de poser Jésus est le prototype et la source vive du comportement de ses disciples : les disciples de Jésus devront mener une vie telle. Quand il s’agit de servir, tous doivent se rendre mutuellement les services aux plus humbles.

Telle sera la source du bonheur : « heureux s’ils agissent de même »

Voilà la mission que Jésus confie à ceux dont il a vient de laver les pieds : ils devront continuer ce qu’il a fait pour eux, ils le feront désormais pour les hommes : se mettre au service du monde, faire grandir le salut du monde en y introduisant le même amour que celui de Jésus , en nous lavant les pieds les uns aux autres »

Ce soir en faisant mémoire de cette heure où le Fils de l’homme est passé de ce monde à son Père, notre joie et notre reconnaissance sont grandes.

Comment rendre au Seigneur tout le bien qu’il nous a fait ?

A notre tour nous ne découvrirons le sens de l’eucharistie qu’en vivant le lavement des pieds, en étant fidèle à son ordre :

Il ne s’agit pas d’imiter, de faire simplement mais entrer dans le Don d’amour que nous manifeste le Christ.

Que désire-t-on faire ? Rendre l’absent présent, proche de la vie des disciples et constituer la communauté des disciples de Jésus.

Cet amour fraternel à manifester, à vivre n’est pas facultatif mais nécessaire et constitutif de la vie de foi du croyant et de la communauté fraternelle.

L’eucharistie est l’acte fondateur par lequel l’Église se constitue.

Est déraisonnable qui mettra les derniers à la première place et les premiers à la dernière place. Oui c’est un monde insensé, bouleversé qui commence ce soir-là.

Pierre accepte sans tout comprendre.

Étonnant de voir où Jésus place le bonheur : « heureux êtes-vous si du moins vous mettez cela en pratique, heureux de ressembler au Seigneur, de participer à sa mission par de simples gestes, et services rendus. Heureux parce qu’alors le disciple fera l’expérience de la présence du Seigneur. Pierre accepte sans tout comprendre. Étonnant de voir où Jésus place le bonheur…Nous ne l’aurions pas mis à cet endroit…

Comment prouver mieux que le Royaume de Dieu est à l’intérieur de nous-mêmes, que le Royaume de Dieu, c’est nous quand nous l’accueillons, c’est nous quand nous vivons de nous-mêmes pour le recevoir, c’est quand nous devenons transparents à Sa présence et à Sa Lumière ? Comment le prouver mieux qu’en s’agenouillant Lui-même devant ses disciples et en leur lavant les pieds, en faisant à leur égard le geste de l’esclave, ce geste scandaleux en apparence, ce geste qui opère la transmutation de toutes les valeurs, ce geste que Pierre d’abord décline…

En effet, pour admettre ce geste, il faut renoncer à voir Dieu comme une grandeur extérieure. Pour admettre ce geste, il faut comprendre que la suprême grandeur de Dieu, c’est son humilité et sa charité, c’est son dépouillement dans le mystère de la Trinité Divine, c’est Son Amour illimité. Celui qui aime le plus, c’est celui-là le plus grand. Celui qui peut se donner à l’infini, c’est Celui-là qui est Dieu.

Jésus à genoux renverse toutes nos grandeurs pyramidales, toutes nos grandeurs de chair et d’orgueil et il nous conduit doucement, tendrement, il nous conduit par cette leçon de choses à l’apprentissage de la vraie grandeur. Il donne au plus petit la possibilité de devenir quelqu’un. Il introduit chacun dans cette aventure infinie qui a Dieu pour centre, pour origine et pour terme. Il supprime entre les hommes ces compétitions mortelles qui aboutissent à la haine et à la guerre parce qu’il offre une grandeur qui est possible à tous, une grandeur qui peut être réalisée par chacun au plus intime de son cœur. Davantage, elle ne peut pas l’être autrement. C’est une grandeur qui nous transforme jusqu’à la racine. C’est une grandeur que l’on devient. C’est une grandeur qui coïncide avec la vie.

Maurice Zundel -Conférence à N-D des Anges à Beyrouth- 30/03/72