CELUI QU’ILS ONT TRANSPERCÉ

Aimer c’est se rendre vulnérable, c’est accepter d’aliéner un peu de son autonomie, de sa liberté, de son indépendance, c’est accepter de devenir inévitablement et inexorablement tributaire de l’Autre, tributaire d’un autre dont il est légitime d’attendre une réciprocité dans l’amour, mais pourtant nullement assurée : cette réciprocité est tributaire d’un autre dont la réponse est rarement au diapason de notre sentiment et conforme à notre attente, et dont l’inconstance, parfois l’infidélité vient si souvent blesser profondément notre vœu d’éternité.

Aimer, c’est accepter de ne plus pouvoir se passer de l’autre, et peut-être aussi de ne jamais être pleinement comblé par lui, puisqu’en fait, nous désirons toujours plus de communication et de transparence. Tel est le destin sublime et tragique de tout amour, et c’est sans doute pour cela que l’amour est facilement évoqué comme une blessure.

L’idéogramme universel de l’Amour n’est-il pas ce cœur fléché, auquel nous fait songer spontanément ce coup de lance donné au Christ en croix, par le centurion romain ? C’est par ce geste insolite que se clôt en saint Jean le récit de la Passion, et d’une certaine manière, de la vie terrestre de Jésus.

Comme si l’Apôtre bien-aimé, le témoin par excellence de l’Amour de Dieu pour les hommes, celui qui durant la Cène reposa sur la poitrine de Jésus voulait attirer notre attention sur ce cœur dont tout vient et vers quoi tout tend.

« Ils regarderont vers Celui qu’ils ont transpercé ». Telle est la citation du prophète Zacharie dont Jean voit la réalisation dans le geste du soldat. L’Apôtre bien-aimé témoigne que l’amour est une blessure souvent infligée par celui ou ceux-là mêmes qui sont l’objet de cet amour.

Ainsi donc l’amour rend vulnérable. Et Dieu, en la personne de son Fils, a bien voulu se rendre vulnérable. C’est bien ce que semble illustrer de façon prodigieuse cette scène du coup de lance. Dieu a voulu se rendre vulnérable, parce qu’il a accepté de courir le risque de nos refus, la blessure de nos fermetures, la plaie ouverte de nos froideurs et de nos indifférences.

Mais ce qu’il y a de plus prodigieux dans cette plaie ouverte par la lance du soldat, c’est qu’elle se transforme en source de grâce et de bienfaits.

C’est ce que suggèrent l’Eau et le Sang qui coulent aussitôt du côté béant, symbolisant sans doute les deux sacrements de Baptême et d’Eucharistie : régénération des pécheurs et nourriture des croyants ; adoption filiale et participation à la Table de Dieu.

C’est cette sorte de transformation d’un supplice en sacrifice, d’un forfait en source de grâce, d’un rejet en accueil, que semble suggérer l’enchaînement des faits : le soldat lui ouvre le côté, il en sort aussitôt l’Eau et le Sang. Mais pour qu’il en soit ainsi il fallait que Dieu, en la personne de son Fils, se rendît vulnérable.

Au fond, c’est cela que nous célébrons en cette fête. D’où la note un peu douloureuse qu’elle eut primitivement et qui peut-être lui demeure inhérente. « Ils regarderont vers Celui qu’ils ont transpercé ».

Puissions-nous savoir effectivement regarder cette Croix, suprême révélation de l’Amour de Dieu pour les hommes et redire avec saint Jean de la Croix : « J’ai vu ta Croix, oh ! Christ et j’y ai lu le chant de ton Amour ».

Harmoniques évangéliques, p. 179

DOM JACQUES GOLDSTEIN

Jésus-Christ, Sacré-cœur, Autel, Paris © Pixabay