1ère lecture : Genèse 18,20-32

16 Les hommes se levèrent pour partir et regardèrent du côté de Sodome. Abraham marchait avec eux pour les reconduire.
17  Le Seigneur s’était dit : « Est-ce que je vais cacher à Abraham ce que je veux faire ?
18 Car Abraham doit devenir une nation grande et puissante, et toutes les nations de la terre doivent être bénies en lui.
19 En effet, je l’ai choisi pour qu’il ordonne à ses fils et à sa descendance de garder le chemin du Seigneur, en pratiquant la justice et le droit ; ainsi, le Seigneur réalisera sa parole à Abraham. »
20 Alors le Seigneur dit : « Comme elle est grande, la clameur au sujet de Sodome et de Gomorrhe ! Et leur faute, comme elle est lourde !
21 Je veux descendre pour voir si leur conduite correspond à la clameur venue jusqu’à moi. Si c’est faux, je le reconnaîtrai. »
22 Les hommes se dirigèrent vers Sodome, tandis qu’Abraham demeurait devant le Seigneur.
23 Abraham s’approcha et dit : « Vas-tu vraiment faire périr le juste avec le coupable ? 24 Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville. Vas-tu vraiment les faire périr ? Est-ce que tu ne pardonneras pas à toute la ville à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ?
25 Loin de toi de faire une chose pareille ! Faire mourir le juste avec le coupable, traiter le juste de la même manière que le coupable, loin de toi d’agir ainsi ! Celui qui juge toute la terre n’agirait-il pas selon le droit ? »
26 Le Seigneur déclara : « Si je trouve cinquante justes dans Sodome, à cause d’eux je pardonnerai à toute la ville. »
27 Abraham répondit : « J’ose encore parler à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre.
28 Peut-être, sur les cinquante justes, en manquera-t-il cinq : pour ces cinq-là, vas-tu détruire toute la ville ? »
Il déclara : « Non, je ne la détruirai pas, si j’en trouve quarante-cinq. »
29  Abraham insista : « Peut-être s’en trouvera-t-il seulement quarante ? »
Le Seigneur déclara : « Pour quarante, je ne le ferai pas. »
30 Abraham dit : « Que mon Seigneur ne se mette pas en colère, si j’ose parler encore : peut-être s’en trouvera-t-il seulement trente ? »
Il déclara : « Si j’en trouve trente, je ne le ferai pas. »
31 Abraham dit alors : « J’ose encore parler à mon Seigneur. Peut-être s’en trouvera-t-il seulement vingt ? »
Il déclara : « Pour vingt, je ne détruirai pas. »
32 Il dit : «Que mon Seigneur ne se mette pas en colère : je ne parlerai plus qu’une fois. Peut-être s’en trouvera-t-il seulement dix ?»
Et le Seigneur déclara : « Pour dix, je ne détruirai pas. »
33 Quand le Seigneur eut fini de s’entretenir avec Abraham, il partit, et Abraham retourna chez lui.

A propos de cette lecture.

Elle suit celle de dimanche dernier : les trois mystérieux visiteurs, auxquels Abraham a accordé l’hospitalité de manière empressée aux chênes de Mambré, s’apprêtent à partir pour Sodome. En hôte courtois, Abraham reconduit ces mystérieux personnages, et au moment de quitter Abraham, Dieu ose confier à son ami le secret de ses desseins pour Sodome et Gomorrhe. « Dieu n’a pas le cœur de cacher à Abraham son élu, ses projets sévères » Signes 119 la liturgie du jour ampute le récit de cet indice essentiel. 

Voici un des plus beaux textes de l’Ancien Testament tant par la familiarité d’Abraham avec Dieu que par son audace d’oser infléchir les intentions de Dieu de détruire Sodome et Gomore.

On est frappé par la familiarité qui existe entre Abraham et son Dieu : ils semblent discuter d’égal à égal, dans un grand respect mutuel et pour Abraham dans une foi et une obéissance exemplaire qui puise toute sa force en Dieu lui-même. Chaine dans son « Livre de la Genèse » dit que « sa hardiesse vient de sa confiance, type admirable du fidèle qui s’adresse à un Dieu devant lequel il n’est rien mais dont il se sent aimé »

Comme à Babel Dieu était descendu et était venu se rendre compte de la situation. Ainsi peut-on comprendre les motifs de la visite du Seigneur à Abraham : à l’occasion de sa visite à Sodome et Gomorrhe, Dieu passe chez Abraham en vue de lui assurer une descendance qui se fait attendre, lui confier son projet pour les villes pécheresses et engager Abraham dans sa mission d’intercession pour sauver son neveu.

Nous nous trouvons ici devant un progrès de la théologie biblique juive. En Israël le sentiment de la responsabilité collective est si grand qu’il est étonnant qu’Abraham ose envisager la question qu’il va poser à plusieurs reprises : « vas-tu vraiment faire périr le juste avec le méchant…ne pardonneras-tu pas ? »

Abraham va jouer son rôle d’intercesseur pour sauver le plus de personnes possibles et non pas seulement son neveu Lot qui s’est installé à Sodome ; où il pensait vivre une vie sédentaire et où en dépit des lois d’hospitalité, il n’avait pas été bien accueilli.

Le progrès théologique se situe dans la variation, l’évolution de la rétribution collective : selon les croyances traditionnelles dans lesquelles tout le groupe est solidaire et responsable des erreurs –péchés commis par un seul ou quelques membres du groupe. D’où la question d’Abraham : « vas-tu vraiment faire périr le juste avec le pécheur ? » Un petit reste suffirait pour entraîner la conversion de la multitude.  Isaïe 53 « annoncera que seul le Serviteur souffrant de Yaweh sauvera tout le peuple » Ruelle.

« Il a fallu longtemps à la théologie juive pour se dégager des concepts communautaires remontant à l’ancienne vie nomade et pour donner à l’individu la place qui lui revient. L’intercession d’Abraham ouvrait la voie… » Chaine dans « le livre de la Genèse »

« Ce serait une erreur d’y chercher en Abraham un modèle de prière, car finalement Sodome a été détruite ! En revanche ce texte dit de Dieu qu’il a toujours répondu ‘oui’ à Abraham, étant toujours prêt à pardonner. Dommage qu’Abraham ne soit pas descendu en dessous de dix dans son marchandage ! On peut penser que Dieu aurait accepté de faire grâce au nom de cinq justes voire d’un juste, mais y avait-il un seul juste dans Sodome ? Certes pas Lot, qui sera sauvé malgré lui ! Par pure grâce (19/19). Alors, comme Diogène, on cherche s’il y a au moins un homme fidèle et on n’en trouve ni en Jérusalem (Jr. 5/1 ss.) ni dans le monde (Ps. 14/3), pour comprendre que Dieu seul peut mettre dans le monde ce juste unique au nom duquel la création tout entière peut être sauvée (cf. Rm 3/9 ss.). Ce qui est une toute autre lecture de Gn. 18 que celle qui consiste à y chercher un exemple de conduite humaine, serait-elle religieuse et pieuse.

« Mais la question de Dieu qu’il faut avant tout poser au texte n’y trouve réponse que dans le langage des hommes, où elle implique des conséquences anthropologiques et éthiques sur ce que l’homme est et ce qu’il a à être. Car parler de Dieu dans le langage des hommes, c’est parler des hommes que Dieu vient rencontrer en leur parlant. C’est pourquoi c’est toujours en termes culturels qu’on parle de Dieu : il ne peut en être autrement puisque Dieu veut être compris des hommes, et il ne doit en être autrement puisque cette rencontre veut être un levain dans la pâte de la culture pour faire l’histoire ». Daniel LYS, treize énigmes de l’Ancien Testament, p. 218, Edit. du Cerf, 1988.

La prière est d’abord une écoute de Dieu : Abraham apprend de Dieu son projet à l’égard des deux villes. La réponse d’Abraham est à son tour de prier, d’intercéder en faveur de ces villes.  Ce beau récit enseigne, qu’aux yeux de Dieu, la miséricorde est toujours plus forte. La «prière d’Abraham est un défi à la tendresse de Dieu.»  Sous des traits naïfs apparaît l’image d’un Dieu présent aux requêtes des humains. Il entend la plainte des siens et descend voir si elle est fondée.

Ce texte nous met d’une part devant un Dieu habité par la colère de sa justice face aux injustices, et d’autre part devant un Dieu qui n’en reste pas là : un Dieu qui revient de sa colère pour laisser déborder sa compassion. L’intention d’Abraham est désintéressée et le salut de ces cités est encore possible s’il y a un « petit reste » à partir duquel Dieu peut tout peut recommencer.

C’est dans un sentiment de solidarité et de responsabilité collective qu’Abraham ne reste pas indifférent et pose la question : « vas-tu vraiment faire périr le juste avec le pécheur ? Quelle horreur de traiter de la même manière le juste et le pécheur ! » Celui qui juge la terre va-t-il rendre une sentence injuste » ? Abraham met en jeu l’honneur de Dieu sans pour autant faire du chantage. Il va ensuite s’engager, plein de hardiesse dans une discussion quasi « pied à pied » avec Dieu. Sans cesse il ose revenir à Dieu en lui faisant une autre proposition au rabais.

Avec quelle confiance et hardiesse Abraham ose s’adresser à Dieu en intercédant pour Sodome mais aussi quelle confiance manifeste-t-il vis à vis de celle-ci, espérant qu’une dizaine de justes pourra entraîner la conversion de la ville.

C’est le début d’une longue et étonnante intercession d’Abraham en faveur de ces deux villes. Quelle solidarité va l’emporter ? La solidarité dans le mal qui va entraîner la mort des innocents avec les coupables ? Ou la solidarité dans la miséricorde et le pardon qui fait qu’une poignée de justes pèsera plus lourd que toute une ville coupable ?

Abraham met en jeu l’honneur de Dieu et le renom de sa justice : « quelle horreur si tu faisais une chose pareille, quelle horreur ! Celui qui juge toute la terre va-t-il rendre une sentence contraire à la justice ?

Il se lance dans une véritable escalade de la supplication où l’audace croissante de la prière rivalise avec une identique progression dans les marques de respect à l’égard de Dieu. : « Oserai-je encore parler à mon Seigneur ? « Que mon Seigneur ne se mette pas en colère. »

C’est une discussion de pied à pied qui pousse le Seigneur jusqu’à l’ultime retranchement de sa miséricorde. Abraham obtiendra, pour les villes païennes, de faire tomber le chiffre de 50 à 45, de 45 à 40, puis à 30, 20 et enfin 10.

Cinquante ? Quarante cinq ? Quarante ? Trente ? Vingt ? Dix ?

Abraham n’ose pas descendre en dessous dix. Avec moins de dix, il n’y pas de communauté, de synagogue possible. Ces dix signifient Israël au milieu des nations, le premier-né de Dieu, porteur de bénédiction. Abraham est médiateur  de la  bénédiction pour les autres. Sa prière est puissante car il ne s’appuie que sur sa confiance en Dieu. Plus tard Jérémie 5,1 et  Ezéchiel  22,30 proclameront qu’un juste suffira pour sauver une ville et Isaïe 53 précisera qu’un seul « Serviteur »  pourra sauver toute une nation. En raison de ce « un seul », le salut peut être espéré. Sans ce «un seul », il n’y a d’avenir pour personne.

Un jour accomplissant toutes les promesses, Jésus tout seul sauvera  l’humanité toute entière  par sa prière et son amour poussé jusqu’au don de sa vie. « Dieu, qui a ressuscité le Christ d’entre les morts, affirme Paul dans la 2e lecture, vous a donné la vie avec le Christ : il nous a pardonné tous nos péchés. »

Le marchandage d’Abraham ressemble un peu au «  sans-gène » de l’ami  importun : tous deux insistent parce qu’ils ont confiance et savent qu’ils seront écoutés par leur ami. Jésus donne un argument encore plus fort : le Père ne peut donner que l’Esprit Saint à ses enfants.

Efficacité de la prière d’intercession, même très audacieuse : celui qui demande sait qu’il ne demande pas pour lui. La fidélité d’un petit reste  de justes peut obtenir la conversion de la multitude. Osons-nous croire à la valeur rédemptrice de la souffrance, non sans pour autant cesser d’en combattre les causes ?