SOUS LE SIGNE DU JEÛNE
Eh bien ! Si ! Le Carême et son jeûne gardent toute leur actualité. Il faut même dire que c’est bien avant le Mercredi des Cendres et bien au-delà de Pâques que nous faisons carême, un carême tellement réel que nous n’avons pas besoin, quand sonne l’heure du Carême liturgique, de créer une ambiance artificielle comme on le fait pour les congrès politiques. C’est toute notre vie, et pas seulement une certaine période, qui est sous le signe du jeûne, et un tel jeûne semble même plus dur et plus amer qu’à n’importe quelle époque de grande épreuve des siècles passés. De quoi en effet souffrons-nous à l’heure actuelle ? Du sentiment d’insatisfaction et d’insécurité inséparable de la vie ? D’être assis, comme le dit la Bible, “dans les ténèbres et à l’ombre de la mort”. Oui, sans doute. Mais ce n’est pas tout, ce n’est même pas le principal. Nous souffrons, si j’ose ainsi m’exprimer, de l’éloignement apparent de Dieu. Dieu nous est devenu lointain.
La première chose à faire, c’est de nous mettre en face de la réalité. Dieu est loin, et notre cœur en est tout désorienté. Ne cherchons ni une évasion dans nos affaires ou même dans nos dévotions, ni des calmants dans le divertissement, le péché ou l’orgueilleux désespoir. Dieu est loin, dis-tu, et ton cœur est vide. Mais quel Dieu ? Pas le Dieu vivant et vrai, puisque c’est sa nature même de se dérober à tes prises et d’être rebelle à toute appellation, afin de pouvoir être précisément un Dieu à la mesure de ton cœur sans mesure. Le Dieu qui s’est éloigné de toi, c’est un Dieu qui n’existe pas ; rien de plus. Un Dieu dont tu voudrais t’emparer pour le mettre en idées, un Dieu à la mesure de tes courtes pensées et de tes sentiments mesquins ; un Dieu providence terrestre, un Dieu dont le plus grand souci serait de ne pas faire pleurer les petits enfants et d’épargner à l’amour humain toutes ses désillusions ; au fond, une respectable idole. Et tu t’affligerais d’une telle absence ?
Allons, laisse-toi convaincre. Accepte tranquillement l’invasion de ce désespoir qui semble te ravir tout ce que tu as. Laisse-le boucher les issues de ton cœur et lui interdire apparemment toute échappée sur la vie, sur la plénitude, sur les grands horizons, sur Dieu. Mais que ce désespoir ne te ravisse pas l’espérance !
Car si tu tiens bon, si tu ne fuis pas le désespoir, si, au sein même de ce désespoir où te plonge l’absence de cette divinité de néant à laquelle tu donnais le nom de Dieu, tu ne perds pas l’espérance dans le vrai Dieu, ce serait déjà une grande merveille de la grâce ! Et c’est alors que tu prendras soudain conscience que cette prison ne te prive que d’une réalité finie et sans consistance, que son vide apparemment mortel, n’est que le réceptacle immense d’un Dieu tout intime. Tu découvriras que son silence est plein d’une Parole qui ne se sert pas des mots de notre langage, qu’il est plein de Quelqu’un qui est au-dessus de tout nom, et qui est tout en tous. Ce silence, c’est le silence de Dieu, et il est plein d’un message inouï qui se résume en cette affirmation : je suis là près de toi.
Karl RAHNER « L’homme au miroir de l’année chrétienne », p. 106 et s.