HOMÉLIE DE DOM EAMON
À LA MESSE DU BICENTENAIRE DU PORT-DU-SALUT
Le 21 février, 2015
Chers Pères Évêques !
Chers Frères et Sœurs dans le service abbatial !
Cher Père Joseph et Frères du Port-du-Salut !
Chers Frères et Sœurs et Amis de la communauté du Port-du-Salut !
DOM EAMON
Nous nous réunissons ici aujourd’hui pour célébrer le bicentenaire du retour de la vie monastique et religieuse en France, et en particulier pour célébrer la fondation en ce jour précis de ce monastère du Port-du-Salut. Son existence doit tout à la personnalité extraordinaire de Dom Augustin de Lestrange, qui était maître des novices de l’Abbaye de la Trappe au moment de la Révolution. Lorsque la Convention a aboli les vœux monastiques en 1790, ce moine, qui était aussi courageux qu’entreprenant et zélé, a rassemblé vingt-et-un moines de sa communauté et s’est enfui avec eux en Suisse. Là il a rétabli la vie monastique dans l’ancienne chartreuse de La Valsainte. Sans entrer dans toutes ses aventures, il suffit de dire que son monastère a été florissant, et qu’il a fait de diverses fondations : il a même envoyé des moines jusqu’aux États-Unis. Mais la fondation qui nous intéresse est celle de Darfeld en Westphalie, d’où, quelques vingt-cinq ans après, la communauté de Port-du-Salut, entre autres en France, a eu son origine. Après la chute de Napoléon, Louis XVIII a autorisé l’abbé de Darfeld en 1814 à fonder une maison de l’Ordre en France ; c’est ainsi que le 21 février 1815 Dom Bernard de Girmont, avec quelques compagnons de Darfeld, s’est installé à l’ancien prieuré des Chanoines Réguliers à Port Rhingeard. C’était une propriété que leur avait achetée Jean-Baptiste Le Clerc de la Roussière, de Laval. Ce monsieur avait passé quelque temps à Darfeld comme oblat lorsqu’il avait dû s’échapper à la Révolution. C’est ainsi que Port Rhingeard est devenu Port-du-Salut. Ce titre a été confirmé par une bulle papale du 10 décembre 1816, ce qui a donné à Port-du-Salut le statut d’abbaye et a confirmé Dom Bernard de Girmont comme premier abbé élu. L’abbaye fut érigée sous la Règle de Saint Benoît, appartenant à la stricte observance de Cîteaux selon la réforme de de Rancé.
Le nom « Port-du-Salut » a été prononcé par le fondateur le jour où la petite communauté s’y est établie. Il saisit l’émotion qu’ils ont dû ressentir en arrivant chez eux après un long et dangereux voyage : le soulagement de se trouver sains et saufs dans un endroit sûr, le sentiment d’avoir survécu à une épreuve difficile. Mais c’était aussi un lieu de salut, où, comme dit Saint-Paul, ils pourraient « mettre en œuvre » leur salut ; le lieu où ils pourraient vivre leur abandon de tout pour suivre Jésus et connaître la récompense de vie éternelle qu’il a promise à tous ceux qui agissent de la sorte. Tandis qu’ils travailleraient pour bâtir un monastère et une vie communautaire, ce qu’ils anticipaient avec impatience était, comme dans le cas d’Abraham, la Cité dont le bâtisseur et le créateur est Dieu.
Les fondateurs de ce monastère et d’autres maisons fondées et refondées en ce moment-là, étaient les survivants de la persécution et de l’exil ; aussi étaient-ils des personnes qui avaient souffert pour leur foi et avaient persévéré malgré tout ; des personnes qui avaient payé très haut leur désir de la vie monastique et de la recherche de Dieu qui est la vie monastique. C’étaient des hommes et des femmes qui brûlaient avec le zèle de Dieu et dont la détermination avait été renforcée dans le creuset de la souffrance. Voilà ici sans doute un des facteurs majeurs de l’expansion de la vie cistercienne-trappiste au 19ème siècle.
Par le fruit de leurs labeurs et avec l’aide des donations, la construction des bâtiments monastiques a pu aller en avant, ainsi que l’installation du moulin (qui par la suite deviendrait la centrale électrique) et le développement de la ferme, sans oublier surtout la fromagerie, dont la production est entrée au marché national vers le milieu du 19ème siècle et qui plus tard deviendrait le célèbre fromage « Port-Salut ». La communauté a aussi grandi en nombre, pour atteindre son apogée dans la dernière partie du 19ème siècle avec ses quelques 80 moines. Petit à petit le monastère s’est transformé dans un élément important dans l’économie de la région. Il a été aussi beaucoup apprécié — et continue de l’être — grâce à son témoignage spirituel, sa chaleur humaine, son hospitalité et sa simplicité. Comme les autres communautés, Port-du-Salut a aussi dû survivre à des gouvernements hostiles pendant certaines périodes, et aux années de guerre. Au début du 20ème siècle le nombre de ses moines a commencé à diminuer, et comme beaucoup de nos communautés il a connu le défi des changements de vitesse de notre société, le défi de la modernité et de la post-modernité, et il a dû investir de gros efforts pour se renouveler et adapter sa vie aux temps où nous vivons.
Le Saint Père a déclaré cette année-ci « l’Année de la Vie Consacrée ». À cette intention il demande que, non pas seulement les membres des instituts de vie consacrée, mais toute l’Église médite ce don que Dieu a fait à son peuple. Le Pape François a choisi comme buts de cette année les mêmes que Saint Jean Paul II avait proposés à l’Église entière au début du troisième millénaire : c’est-à-dire, de regarder le passé avec gratitude, de vivre le présent avec passion, et d’embrasser l’avenir avec espérance. Ainsi, cet appel à tout le peuple de Dieu s’adresse aussi spécifiquement cette année-ci aux membres des instituts de vie consacrée.
Regarder le passé avec gratitude, c’est fondamentalement une disposition de foi et de confiance en la Providence de Dieu dans nos vies. C’est une acceptation de nos histoires personnelles, communautaires ou institutionnelles. Cela nous rend capables de vivre avec nous-mêmes et de nous accepter nous-mêmes. Cela reconnaît les bonnes choses qui nous sont arrivées, mais aussi celles qui ne sont pas tellement bonnes. Cela nous aide à nous réconcilier avec nous-mêmes et avec Dieu. Et pour nos communautés, cela peut nous illuminer et nous inspirer par les exemples de sainteté, de courage et de créativité de nos fondateurs et de nos saints.
Cela peut nous mener à être plus attentifs à ce que l’Esprit est en train de nous dire aujourd’hui, pour que nous puissions suivre Jésus sur le chemin de l’Évangile. Ce sentiment de gratitude peut nous encourager à questionner notre manière de suivre Jésus et notre désir de l’avoir au centre de nos vies, pour que nous puissions être des personnes inspirées par l’amour qu’il a envers nous et que nous puissions lui rendre cet amour. Aussi devient-il la source de notre bonheur, aussi nous inspire-t-il avec la passion de vivre comme lui en cherchant à faire la volonté du Père et de nous aimer les uns les autres.
Vivre avec espérance envers l’avenir est la marque du chrétien parce que notre avenir est avec Dieu, qui nous a créés pour Lui-même. Le grand nombre de difficultés que nous expérimentons dans la vie consacrée de nos jours pourrait nous décourager : le personnel qui diminue, le manque de vocations, les communautés qui vieillissent…. Le relativisme et l’indifférence qui imprègnent notre société pourraient nous contaminer nous aussi. Mais l’espérance chrétienne, tout en vivant dans le monde réel, ne se fonde pas sur la statistique ni sur nos propres réussites, mais plutôt – et c’est là le côté difficile – sur Celui pour qui « rien n’est impossible ».
Tandis que l’Ordre grandit dans certaines parties du monde, la communauté de Port-du-Salut, comme d’autres communauté de l’Ordre, est petite en nombre selon nos idées de jadis ; mais Port-du-Salut continue à donner le témoignage d’une communauté qui cherche Dieu vraiment et qui continue à être un lieu d’inspiration, de chaleur humaine et de consolation spirituelle pour le grand nombre de personnes qui la connaît. Son rayonnement spirituel est évident dans le grand nombre de personnes qui sont présentes ici aujourd’hui. Comme pour toutes nos communautés, la forme que prendra son avenir est connue seulement par Dieu. Quelques communautés de notre Ordre parlent de diverses formes de collaboration avec d’autres maisons d’une région pour pouvoir maintenir une présence monastique dans une forme ou l’autre. Quelques-uns se regardent comme une petite présence monastique dans ce qui pourrait être un centre spirituel dans un contexte diocésain. D’autres parlent de faire partie d’une communauté de communautés dans l’Ordre. Ces projets-ci, et d’autres qui pourraient se poser, font partie d’une vigilance pleine de foi qui cherche à connaître ce que Dieu nous demande de nos jours, pour pouvoir vivre le don de la vie monastique cistercienne qui nous a été confié.
Nous rendons grâces à Dieu aujourd’hui pour la communauté de Notre-Dame du Port-du-Salut, pour ses deux siècles d’existence en ce lieu, et pour tous ceux qui ont rendu cette vie possible. Nous rendons grâces pour témoignage de la communauté actuelle et pour son rayonnement proche et lointain. Dans cette année de la vie consacrée, nous prions pour qu’à travers la vie pleine de foi des moines qui sont ici, avec le soutien de l’Ordre, du diocèse et de ses associés laïcs, les frères regardent le passé avec gratitude, vivent le présent avec passion, et embrassent l’avenir avec espérance, pour ainsi réaliser les plans de Dieu, pour sa gloire et le salut du monde.
©Dom Eamon